« Le piratage est un danger pour la création, il faut punir les contrevenants » : c’est le discours communément admis, qui dirige des points de vue, des choix réglementaires et professionnels.
Et pourtant les personnes mêmes qui tiennent ce discours le contredisent dans leurs usages quotidiens. Voici des éléments pour un point de vue inhabituel sur ce qu’on appelle le « piratage » : une pratique qui recèle en réalité des pistes très riches pour la rémunération des auteurs et le renouvellement de la création.
Les bibliothèques sont-elles dangereuses ?
Dans toutes les villes de France, vous pouvez entrer sans contrôle (ou presque) dans des lieux qu’on nomme bibliothèques et médiathèques, et « consommer » de façon illimitée les centaines de milliers de livres, musiques, films et jeux vidéo mis à disposition gratuitement. Votre acte est perçu non pas comme une dévalorisation des produits culturels dont vous bénéficiez sans payer, mais au contraire comme une ouverture culturelle extrêmement riche pour votre construction personnelle et sociale. La collectivité l’envisage comme tel, en finançant ces lieux et en valorisant leur fonction de démocratisation culturelle. Par ailleurs, les habitudes que suscitent les bibliothèques encouragent l’achat de livres et autres biens culturels. Ainsi, il n’y a pas de concurrence entre la bibliothèque et la librairie commerciale, mais une complémentarité pleine et entière.
Le modèle économique des bibliothèques
Les œuvres audiovisuelles sont acquises par les bibliothèques pour des montants 2 à 3 fois supérieurs au prix public (DVD ou Blu-ray), afin d’intégrer légalement leur usage collectif. Ces droits sont attachés au support, c’est à dire que lorsque le DVD est trop abîmé ou rayé, il faut le racheter pour renouveler son droit d’usage en bibliothèque.
La culture est-elle un commerce ?
Culture : Patrimoine intellectuel, artistique et éthique propre à une société ou à un groupe de sociétés. Ex : la culture occidentale.
Dictionnaire Le Littré.
Culture : La culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances.
Définition de l’UNESCO
La culture, c’est ce commun partagé grâce auquel nous construisons notre identité de façon personnelle et collective, via des expériences de réception, de partage et de création. C’est pourquoi les lieux de conservation et de mise à disposition démocratique de la culture que sont les bibliothèques (gratuites car financées par le bien commun), sont essentiels à la vie des collectifs humains. La Bibliothèque Nationale de France, qui trouve son origine en 1368, reste une des institutions culturelles centrales du pays. Son nouveau bâtiment ouvert en 1996, construit par Dominique Perrault, le symbolise d’ailleurs dans son architecture.
Internet est une immense bibliothèque
Mettons un instant de côté les questions économiques, de piratage et autres, et envisageons Internet d’un point de vue strictement culturel. Regardez : cet accès quasi illimité à un gigantesque patrimoine culturel n’est-il pas une bénédiction pour l’accès à la connaissance et aux arts dans leur diversité, à la découverte et à l’approfondissement de son goût, de ses idées, à sa formation, à la construction de son esprit critique et de sa citoyenneté ? Cet accès presque sans limite est sans précédent dans l’histoire de l’humanité, il est permis par la technologie numérique en réseau. Cette capacité est d’une immense richesse pour l’humanité, nul ne pourrait le contester (nous débattrons des questions légales par la suite). Chacun en fait l’expérience chaque jour, ne serait-ce qu’avec Wikipédia ou les tutoriels et vidéos diverses par exemple, sur YouTube ou dans d’autres réseaux sociaux : nous bénéficions d’un pouvoir d’accès phénoménal à la culture, qui a changé la vie elle-même.
Chacun.e d’entre nous dans notre propre domaine, rencontrons des personnes qui ont fait leur culture grâce au « piratage ». Pour ma part, dans le champ du cinéma, je connais de nombreux jeunes professionnels qui ont constitué leur culture cinématographique ainsi. Sans le piratage, ils n’auraient simplement pas pu découvrir les œuvres qui les ont formés, car elles n’étaient tout bonnement pas disponibles commercialement, et/ou ils n’avaient pas les moyens de se les procurer. Grâce à cette immense archive accessible via Internet, Ils ont construit leur cinéphilie et leur désir de contribuer à ce secteur.
Entendons nous bien : je n’encourage en aucun cas le vol, mais je défends les vertus du téléchargement et du streaming gratuits sur Internet. Et cela peut être viable en termes économiques, contrairement à l’idée reçue. Quoi qu’on en pense, la consommation gratuite de vidéo sur Internet est un usage massif, pour tout un chacun. Et il est d’ailleurs souvent impossible pour les utilisateurs de distinguer ce qui est légal de ce qui ne l’est pas, sur YouTube par exemple.
Alors, comment fait-on pour mettre un « modèle économique » dans la gratuité ? Car sans économie, c’est à dire sans temps et moyens pour les artistes de créer, la culture va s’appauvrir. Je suis évidemment d’accord. Donc comment mettre de l’économie sans réduire la portée de ce nouveau « paradis culturel » qu’est Internet ? Faisons un tout petit peu d’histoire pour éclairer notre présent.
Nos ancêtres les magnétoscopes
À la fin des années 1970, avec l’arrivée des magnétophones à cassette puis des magnétoscopes, qui permettaient d’enregistrer et copier les disques, la radio et la télévision, la pratique du piratage était déjà massive. Pour ceux qui ont vécu cette période, rappelez-vous les immenses étagères remplies de cassettes audio et vidéo vierges dans les supermarchés… Je vous assure que ce n’était pas pour s’enregistrer chanter sous la douche !
Au départ, les États européens avaient tenté de bloquer de façon législative l’import des magnétoscopes enregistreurs venant du Japon. Mais cela n’a pas tenu, c’est tout simplement impossible dans notre système économique capitaliste mondialisé. Les nouvelles technologies et les usages qui en découlent ne peuvent pas être endigués, nous n’avons pas d’autre choix que de composer avec. Comment cela a-t-il été géré à l’époque ?
En 1985, une règlementation révolutionnaire pour les auteurs
Je me rappelle ces dimanches après-midi consacrés à aller les uns chez les autres avec son magnétoscope pour copier à la chaîne des cassettes vidéo, ou des disques de la médiathèque sur des cassettes audio. Évidemment, il y avait là, déjà, un sérieux problème économique à cause du piratage ! Quid de la rémunération des auteurs des œuvres ?
Les technologies d’enregistrement personnel (les magnétophones et magnétoscopes) ont ouvert à un usage massif de copie privée (la copie personnelle d’audio et de vidéo). Les sociétés d’auteur et l’État eurent à l’époque la présence d’esprit de faire le constat que cette technologie et cet usage ne pouvaient pas être arrêtés, et qu’il fallait donc innover en prenant en compte cette nouvelle réalité, pour pouvoir y construire de l’économie. C’est bien le rôle d’un État que de créer et faire évoluer les cadres règlementaires qui permettent à la société qu’il administre de fonctionner.
Au départ, la copie audio et vidéo était totalement illégale. C’était ce qu’on appelle la « contrefaçon », pour laquelle les peines pouvaient aller jusqu’à 3 ans d’emprisonnement de 2 millions de francs d’amende (300 000 euros).
En 1985, l’État, conseillé par les sociétés d’auteur en France et par des exemples européens, a pris ses responsabilités, et a mis en place deux mesures, qui ont révolutionné la situation, en créant une rémunération pour les auteurs à partir de la copie privée. Elles sont encore en vigueur aujourd’hui :
- Tout d’abord, l’État a modifié la loi sur le droit d’auteur en rendant légale la copie pour un usage privé. C’est l’exception pour copie privée. Depuis lors, nous avons le droit de copier un disque d’un.e ami.e, d’enregistrer la radio ou la télévision, pour notre propre usage, avec notre propre matériel.
- Puis l’État a créé une nouvelle obligation, la « redevance pour copie privée », prélevée sur l’achat des supports vierges. Dans le prix d’une cassette vierge, d’un CD vierge, d’un DVD vierge, ou aujourd’hui d’un disque dur, une partie du montant est une redevance (c’était 1€ par DVD vierge par exemple). Cette redevance nourrit un « pot commun » (collecté par Copie France, anciennement Sorecop), qui est ensuite réparti de façon équitable aux auteurs par les sociétés d’auteur, en fonction des audiences supposées de leurs œuvres. On évalue les audiences des diffusions des œuvres (nombres de personnes qui ont regardé, et potentiellement copié), et tous les 6 mois, les sociétés d’auteurs rémunèrent directement les auteurs.
Ainsi, depuis lors en France, les auteurs sont rémunérés directement à partir des copies faites librement par les citoyens (de ce qui est diffusé et publié, hors Internet). En 1985, la loi avait donc évolué en prenant en compte les nouvelles technologies qui ont suscité de nouveaux usages, pour y mettre de l’économie. La copie privée est un système vertueux, qui fait qu’il y a un financement de la création, directement versé aux auteurs, à partir d’un partage libre. En 2020, cette redevance a rapporté 273 millions d’euros à Copie France. Pour référence, le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée, organisme français de régulation du secteur audiovisuel) a pour sa part reversé 696 millions d’euros au secteur professionnel de l’audiovisuel en 2020, provenant des taxes sur les billets de cinéma et chaînes de télévision (les auteurs ne représentent qu’une infime partie des bénéficiaires).
Le projet de loi de licence globale : une solution ?
Depuis le début des années 2000, un certain nombre de démarches de réflexion ont été menées pour adapter cette logique vertueuse de la copie privée à la réalité des usages de l’Internet. L’idée d’un projet de loi, dite de la « Licence globale » a émergé de façon nette à partir de 2001, conçu au départ par deux sociétés de gestion collective, la Spedidam et l’Adami. L’idée, de façon très synthétique, est la suivante :
- Rendre légal le téléchargement d’œuvres (comme la copie privée avait été rendue légale en 1985).
- Etablir une taxe sur les abonnements Internet (comme la redevance sur les supports vierges en 1985), qui serait à peu près de 10€ par mois.
- Mesurer le nombre de téléchargement des œuvres (ce qui serait beaucoup plus précis que les estimations d’audience pour la copie privée).
- Reverser directement aux auteurs leur quote part, via une rémunération financière (comme ce qui est à l’œuvre pour la copie privée).
Aujourd’hui en 2022, à cause de l’inaction de l’État sur le sujet depuis 20 ans, le téléchargement et le streaming génèrent des revenus très conséquents (publicités, abonnements à des plateformes illégales, etc.), qui ne reviennent absolument pas aux auteurs. C’est un grave problème. Si l’État avait légiféré, les auteurs seraient rétribués pour le téléchargement de leurs œuvres. Et dès 2012 (car le projet de loi dite de licence globale faisait partie des promesses de campagne de François Hollande, élu à la Présidence de la République en 2012), la France aurait commencé à développer un modèle économique vertueux et garant de diversité autour d’une liberté de diffusion gratuite sur Internet, grâce à cet impôt direct prélevé sur les abonnements. Ce qui est, au fond, assez proche de la redevance TV, impôt direct aussi, qui permettait de financer la télévision et la radio publiques (supprimée en 2022).
Si cette loi de « licence globale » avait été promulguée, le téléchargement et le streaming seraient devenus des actes légaux, et les internautes sauraient que les auteurs sont rémunérés par rapport au nombre de téléchargements / visionnages, à partir du prix de cet « abonnement d’État » que serait l’impôt de 10€ mensuel sur l’abonnement à Internet.
Il y aurait, tout comme dans le cas de la copie privée, un cercle vertueux, qui permet la reconnaissance financière de la valeur du travail de création, sa vie et son renouvellement. Et ce grâce au fait que l’État aurait fait son travail de régulateur de l’économie, à l’aune de l’évolution des technologies et des usages.
Bien des personnes jugent ce projet de loi irréaliste et utopique. Il n’a pourtant pas été porté par de doux rêveurs. Le premier projet de loi de licence globale fut construit à la suite d’un rapport rendu par Jacques Attali (ancien conseiller de François Mitterrand) en 2008. La loi faisait partie des promesses de campagne de François Hollande en 2012. Puis un autre rapport, rendu par Pierre Lescure (ancien directeur de Canal +) en 2013 a servi de base à un nouveau projet de loi proposé par le député Michel Zumkeller en 2013. Et en 2016, la licence globale a même été validée en première instance par l’Assemblée Nationale dans le cadre de la loi DADVSI. Mais il a ensuite été vidé de sa substance. C’est donc un sujet vivant, qui mérite de continuer à être défendu, car il est à mon sens une véritable clé pour la rémunération des auteurs à l’ère de la diffusion des œuvres sur Internet.
Bien-sûr, ce n’est pas une simple loi qui, d’un coup de baguette magique, règlerait tous les problèmes de la rémunération des auteurs. Elle ne serait pas sans poser des questions importantes sur son champ d’application, du fait du réseau mondial, et elle devrait être articulée avec les autres dispositifs existants en France, et notamment des projets de politiques culturelles qui revalorisent la place des auteurs et de leurs droits.
Pour approfondir le sujet :
- Les « Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées » proposés par la Quadrature du net en 2012.
- Le rapport « L’auteur et l’acte de création » commandité par le Ministère de la culture, rendu en 2020 par Bruno Racine (ancien président du Centre Pompidou), avec le concours de Noël Corbin (Inspecteur général des affaires culturelles).
La loi Hadopi
Mais c’est un autre projet réglementaire qui a été adopté en 2009 : la Loi Hadopi. Cette loi a été écrite à partir d’un rapport rendu deux ans plus tôt par Denis Olivennes, président de la Fnac. Le grand principe est de pénaliser les actes de copie, de visionnage et de mise à disposition de contenus sur Internet. L’objectif affiché de cette loi, toujours en vigueur aujourd’hui, est « la diffusion et la protection de la création sur Internet ». Mais quand on en lit le contenu, on ne trouve rien sur la rémunération des auteurs ni sur le soutien à la diffusion… Cette loi n’est qu’un arsenal répressif. Dans son essence, elle voudrait « endiguer » les actes de partage que permet Internet, qui sont pourtant la singularité de cette technologie, qui permet sa richesse immense pour l’humanité, comme on l’a vu plus haut.
Au service de qui est cette loi ? Elle n’est assurément pas au service de la rémunération des auteurs, ni du renouvellement de la création, ni de la diffusion des œuvres sur Internet… Elle prétend défendre la création, mais en réalité elle ne défend que les intérêts à court terme des intermédiaires de la culture, les éditeurs, les revendeurs, les producteurs, les diffuseurs, qui, grâce au pouvoir de lobbying qu’ils ont, préfèrent travailler à protéger leurs modèles économiques anciens plutôt qu’œuvrer à en imaginer de nouveaux pour tous.
On voit bien que les intérêts des industriels de la culture et les intérêts des auteurs sont opposés, du fait de l’attitude des premiers, qui par ailleurs portent un discours (tout à fait hypocrite) de défense de la création. La « riposte graduée » n’a pour effet que de culpabiliser les citoyens, qui téléchargent légitimement des œuvres qu’ils aiment. Ce ne sont pas les internautes qui téléchargent qui sont coupables, c’est l’État qui est responsable de la non rémunération des auteurs suite au téléchargement des œuvres, par le choix réglementaire qu’il a fait. On le voit bien d’ailleurs avec la musique, qui a toujours 10 ans d’avance sur l’audiovisuel : pendant des années, les industriels ont essayé de réprimer les pratiques du téléchargement et de streaming de musique, puis ils ont fini par en prendre acte pour adapter leurs propositions en y intégrant de l’économie, et cela fonctionne, bien-sûr.
Mais il est vrai que si on ne réfléchit pas en profondeur aux spécificités, opportunités et innovations liées à la diffusion sur Internet, un raisonnement rapide semble donner raison à Hadopi : il faut payer ce que l’on consomme. Sauf que les modèles économiques d’Internet ne sont plus du tout les mêmes que les modèles économiques d’avant Internet. Cela est documenté depuis fort longtemps, notamment dans le livre « La longue traîne » (Chris Anderson, 2006). Je vous propose donc une très courte introduction aux modèles économiques d’Internet, appliqués à l’audiovisuel.
Un marché avec une demande sans offre
Au-delà de la loi Hadopi, le mythe de la perte financière liée au visionnage sur Internet est très présent dans les esprits. Par exemple, cette tribune post-Covid de Jean Labadie (PDG de la société de distribution de films Le Pacte) dans Le Monde en 2021, dont voici le chapeau :
Des amendes pour les pirates du cinéma
Sans une sanction financière à l’encontre des internautes, le cinéma français ne se remettra pas de la crise économique liée à la mise à l’arrêt des salles.
Le Monde, 29 avril 2021.
Le point de vue adopté est celui de l’industrie et non pas le point de vue du spectateur. Les spectateurs sont pourtant les clients des salles de cinéma, des distributeurs et des producteurs ; il est étonnant de constater de la part de ces entreprises une telle défiance vis à vis de leurs propres clients. Alors que depuis toujours les diverses études sociologiques menées sur le sujet montrent que les personnes qui téléchargent le plus sont aussi celles qui achètent le plus de biens culturels.
Je renvoie, pour plus de détails, à ces trois ouvrages :
- « Et toi, tu télécharges ? Industries du divertissement et des médias à l’ère du numérique. » D’Alban Martin. Pearson Education France, 2010.
- « La gratuité intellectuelle. Pour une véritable révolution numérique. » De Laurent Paillard. Parangon, Lyon, 2013.
- « La menace fantôme. Les industries culturelles face au numérique. » D’Emmanuel Durand. Science Po. Les Presses, 2014.
Je renvoie aussi aux six enquêtes sur les pratiques culturelles des français menées pendant près de cinquante ans par le Ministère de la Culture (1973, 1981, 1988, 1997, 2008 et 2018).
Qu’est-ce qu’un marché ?
- Un marché, c’est d’abord une demande et une offre : par exemple je vais sur le marché parce que j’ai besoin de légumes, et des marchands y viennent pour vendre des légumes. Le marché est le lieu qui permet l’échange.
- Un marché, c’est aussi un prix qui permet à cet échange d’avoir lieu : prix qui permet au marchand de gagner sa vie, et qui est acceptable dans le budget du client, avec tous les écarts et tensions que l’on sait. Un marché qui fonctionne permet une bonne adaptation mutuelle du prix.
- Les « études de marché » tentent d’analyser l’état d’une demande, afin de prédire s’il pourrait être utile de créer un marché, c’est à dire une offre pour répondre à la demande supposée. L’étude de marché va tenter de préciser les termes de l’offre : contenus, prix et modalités des échanges.
Depuis le début des années 2000, le téléchargement massif (puis le streaming) de films grâce à Internet peut être vu comme une demande, immense, qui s’exprime. Cette demande est donc riche d’un gigantesque marché potentiel. Par contre, les industriels capables de faire des offres n’ont rien proposé qui soit adapté. Ils ont raisonné en référence à leur modèle économique passé, que le téléchargement venait mettre à mal. Ils ont réagi en cherchant à punir les personnes qui téléchargeaient. Ils auraient pu voir dans ce changement d’usage, lié à une nouvelle technologie, des opportunités d’invention de nouveaux modèles économiques. D’ailleurs, des études montraient que les gens étaient prêts à payer un abonnement (ce qui soutient tout à fait la pertinence du projet de loi de licence globale). En réponse à cela, les industriels français ont toujours postulé que l’abonnement ne permettrait jamais de revenus suffisants. Le résultat fut, pendant quinze ans, un marché potentiel énorme, une puissante demande qui s’exprimait, mais jamais d’offre commerciale pertinente en face. La consommation illégale a donc prospéré sans rémunérations pour les auteurs, et la seule réponse fut la loi Hadopi.
Bien-sûr, pendant cette période, il y eut des groupes de réflexion en France, j’y ai été par moments convié. Il y a eu des soutiens financiers à divers projets. Mais jamais de pensée hors du « vieux cadre », qui est radicalement inadapté à la nouvelle réalité de la diffusion de l’audiovisuel. Et malheureusement aucune curiosité pour des personnes comme Chris Anderson entre autres, qui auraient pu largement enrichir la réflexion. Bref, trop de corporatisme… et à un moment, la disruption arrive par l’extérieur, comme toujours dans l’histoire des civilisations.
L’arrivée de Netflix en France en 2014
En France en septembre 2014, cet immense marché sans aucune offre pertinente depuis quinze ans reçoit l’arrivée de Netflix. Netflix se trouve donc face à un boulevard ouvert, un marché sans presque aucun concurrent. Son taux de pénétration en France fut phénoménal (comme dans à peu près tous les pays). En juillet 2021, 6,7 millions de ménages français sont abonnés à Netflix. Cela représente 29% des ménages ; ainsi, 65% des habitants du pays ont accès à Netflix.
Les foyers français paient en moyenne 10 euros par mois pour l’abonnement Netflix, soit à peu près exactement ce qui était envisagé dans le projet de loi de licence globale. Les professionnels français avaient toujours affirmé qu’il était impossible de financer le cinéma par un système d’abonnement, que cela allait dévaloriser les œuvres, que les spectateurs devaient absolument payer individuellement pour chaque film, sous peine d’effritement de tout l’édifice. Des études montrent pourtant depuis des années que cela est faux. Et la chaîne Canal + le prouve bien depuis 1984, ainsi que Netflix depuis 2014, qui récolte ainsi des bénéfices pour le financement de la création à des hauteurs bien supérieures à ce que collecte le Centre National du Cinéma et de l’image animée.
Netflix a un important catalogue de films et séries et investit énormément pour avoir une offre de plus en plus abondante, en diversité de genres et en qualité de fabrication.
Si la loi de licence globale avait été promulguée en 2012 pour remplacer la loi Hadopi, la France aurait développé une économie vivante de la création audiovisuelle sur Internet, avec des rémunérations directes pour les auteurs. De même que le CNC offrait un modèle vertueux de soutien à la création pour l’exploitation des films en salles, la loi de licence globale aurait ouvert à un système économique vertueux, en appui sur les nouveaux usages des publics. Mais la majorité des professionnels ont bloqué par peur et manque d’information, ce qui a fragilisé durablement le système économique de l’audiovisuel français, devenu extrêmement précaire face à Netflix. De ma part et de la part de bien d’autres personnes, ce n’est pas faute, pendant 15 ans d’avoir alerté régulièrement dans des assemblées professionnelles, recevant à chaque fois l’animosité de la majorité. L’innovation, la pensée hors du cadre, est indispensable à la construction de l’avenir. Mais l’innovation n’est jamais confortable, car elle implique de se remettre en question, parfois très en profondeur.
Aujourd’hui en 2022, le CNC et l’État ont « bricolé » afin que Netflix et les autres plateformes contribuent, au sein du l’ancien système de redistribution toujours en vigueur, en théorie au niveau de 25% de leur Chiffre d’Affaire en France (soit entre 150 et 200 millions d’euros pour Netflix). Mais c’est ce système même qu’il faudrait réformer, en remettant les auteurs et la défense de la création au centre, plutôt que les industriels. Il n’est jamais trop tard.
Mais sur quelles bases fonctionne Netflix, plus précisément, et quels enseignements peut-on en tirer dans nos pratiques ?
Le modèle économique indirect
Le modèle économique traditionnel de l’audiovisuel s’articule autour du « produit film » en tant qu’objet individuel : son prix de revient (coût), ses ventes (chiffre d’affaire), et enfin le bénéfice généré (on soustrait le coût du chiffre d’affaire). C’est ce que l’on nomme un « modèle économique direct ». Les pratiques de vente de places de cinéma, d’achat de DVD, de prix de location d’un film en VOD, d’achats quelconques dans une boutique…, relèvent toutes du « modèle économique direct ».
Mais c’est loin d’être la seule manière de produire des bénéfices, il y a bien d’autres modèles économiques moins simplistes, a fortiori à l’ère d’Internet. Je peux vous renvoyer à un autre livre, important à mon sens, de Chris Anderson, « Free, entrez dans l’économie du gratuit » (2009), qui fait l’histoire et dresse des perspectives pour les modèles économiques indirects, qui sont bien plus constructifs qu’il peut y sembler de prime abord. Prenons l’exemple de Google : vous ne payez rien, et pourtant grâce à votre usage des services de Google, cela génère des revenus (en l’occurrence principalement grâce à des publicités ciblées) qui produisent une des plus grandes fortunes mondiales.
Revenons à l’audiovisuel, et prenons l’exemple de Netflix : la « bande passante », c’est à dire la quantité d’utilisation du réseau, est l’un des principaux coûts (Netflix utilise d’ailleurs les services d’AWS, filiale d’Amazon, pour son infrastructure de diffusion). Plus un film est vu, plus cela coûte à Netflix. Autrement dit, plus il y a de visionnages, plus Netflix perd de l’argent. C’est exactement l’inverse du système de la place de cinéma. Le revenu de Netflix provient de l’abonnement, qui permet un nombre illimité de visionnages. Ainsi, ceux qui regardent le plus de films sont les utilisateurs qui coûtent le plus cher à Netflix, et pourtant Netflix les engage à regarder le plus possible de films et séries… Ce qui est tout à fait incohérent dans une logique de modèle économique direct. Par contre, dans un modèle économique indirect, envisagé sur le moyen et le long terme, ce qui va produire les revenus de Netflix, c’est la fidélisation, le fait que les gens restent abonnés et soient de plus en plus nombreux à l’être. Ce qui fait gagner de l’argent à Netflix est une économie qui est décorrélée de la « vente » de chaque film.
On nous disait que cette approche dévalorisait les films. En réalité c’est l’inverse, car ce qui fait que les gens restent abonnés, c’est justement la qualité (ou plutôt la satisfaction reçue) des produits audiovisuels qu’ils y visionnent. L’angle de vue de Netflix, le cœur de sa méthode de travail, c’est la satisfaction du client et non pas l’angoisse de « gagner de l’argent » sur chaque film. Ainsi, Netflix innove en permanence (c’est à dire fait évoluer ses propositions, en prenant des risques, en faisant des choix tranchés), dans l’interface, dans l’analyse extrêmement fine des goûts avec un algorithme qui produit des recommandations pour de nouveaux sujets (d’où la création de la série « House of Cards » par exemple), dans des prises de risque en termes de production, etc. Il n’y a plus de « grand public », mais une immensité de « niches ». Ainsi Netflix propose des produits audiovisuels très spécifiques à des niches précises, qui en retirent donc d’autant plus de satisfaction. Pour pouvoir avoir cette « agilité » là, Netflix emploie des méthodes de travail tout à fait atypiques. Le livre du PDG de Netflix paru en 2021 « La règle ? Pas de règles ! Netflix et la culture de la réinvention » est assez éclairant sur les méthodes d’innovation. Mais attention, Netflix ne peut pas « tout faire », c’est loin d’être un lieu de parfaite diversité, car l’objectif de ces stratégies très intelligentes est avant tout de faire du chiffre d’affaire, en s’appuyant sur une gigantesque collecte de données personnelles, ce que l’on peut légitimement critiquer…
Des pistes pour un marché de l’audiovisuel humaniste
On voit donc que les nouveaux usages des amateurs de cinéma (dans le sens de ceux qui aiment) du fait des technologies toujours renouvelées, ne sont pas un problème de fond. Bien au contraire, c’est un marché qui s’ouvre, qui doit absolument être réinventé, au fur à mesure, dans ses modalités et même dans ses structures profondes (par exemple passer des modèles économiques directs anciens aux modèles économiques indirects contemporains).
On sait que les technologies et les usages vont continuer à évoluer, et qu’il faudra toujours requestionner ses modèles. Alors, que faire ? Et comment faire ? Voici quelques propositions concrètes et des pistes méthodologiques.
Passer de la notion de public à la notion de spectateur
- Si on se centre sur l’usager, sur son client plutôt que sur soi, on va faire évoluer notre vision, nos méthodes, pour entrer dans une véritable « adresse à l’autre ». Ce n’est plus un « public », envisagé de façon quantitative, qui va générer nos revenus par ses achats directs. On passe à un intérêt pour l’autre, qu’on envisage comme enrichissant dans les remises en question qu’il nous permet de faire, constructives pour nous. C’est sortir de sa zone de confort, travailler à se mettre en capacité de remettre en question des certitudes et traditions parfois tellement ancrées qu’on croit que le réel ne peut pas être autre. C’est s’appuyer sur des spectateurs, les connaître mieux, afin de s’adresser mieux à eux, pour les « servir » (et non l’inverse).
- Les outils techniques d’automatisation, les bases de données, les algorithmes…, permettent des aides extrêmement précieuses dans cette attention à l’autre et l’évolution des propositions, de plus en plus adaptées aux attentes des spectateurs. Ce n’est pas du « marketing », c’est un approfondissement de la « relation », de plus en plus personnalisée.
Envisager les projets sur le long terme et cultiver l’interdisciplinarité
- N’oublions pas d’envisager l’économie du long terme. L’idée reçue donne l’impression que le long terme n’est que portion congrue au niveau économique. Non, à l’ère d’Internet, le long terme, c’est 50% des revenus. Cela peut sembler un peu rapide. Je vous invite à le découvrir en détail dans le livre « La longue traîne » de Chris Anderson.
- Ainsi, la question du « référencement naturel » sur le web est une des clés : comment construire l’existence future de nos propositions audiovisuelles dans les recherches Internet, les recommandations automatisées et les réseaux sociaux ? C’est par le bon usage des mots que l’on écrit autour du film. En résumé, plus on écrit / décrit en détails le film, et mieux il sera référencé (c’est un sujet sur lequel j’avais notamment accompagné la chaîne Arte, dans le cadre de formations professionnelles).
- Par ailleurs, il n’y a aucune opposition entre la pratique des salles de cinéma et le visionnage gratuit sur Internet. Aller en salle de cinéma, c’est avant tout une « expérience sociale » (qu’elle soit collective ou individuelle) articulée autour d’un contenu de valeur, le film. Visionner un film gratuitement sur Internet, c’est juste accéder à un contenu. Les deux n’ont rien à voir, contrairement à ce qu’on peut penser. Les salles de cinéma qui se réinventent et continuent à accueillir un public nombreux et enthousiaste sont justement celles qui travaillent la spécificité de leurs propositions autour des films et des possibilités de leurs lieux : rencontres avec les équipes, discussions, restauration de divers ordres, diffusion d’opéras, tournois de jeux vidéos, partenariats avec d’autres acteurs du territoire pour des propositions croisées, implication de certains spectateurs dans la programmation, travail sur l’avant et sur l’après-séance, etc. C’est un sujet sur lequel je travaille très explicitement, via notamment le projet collectif de Recherche-action « Éducation aux images 2.1 »que j’ai porté entre 2017 et 2021. Pour que cela puisse s’ancrer, les politiques publiques doivent adapter leurs soutiens aux salles de cinéma, à l’aune de cette nouvelle réalité.
- Un exemple d’idée, autour des films de patrimoine : j’avais constaté en travaillant avec Agnès Varda de son vivant, que les personnes qui téléchargeaient et partageaient illégalement ses films étaient de vrais passionnés, dans le monde entier. Si ces personnes étaient valorisées dans leurs goûts, leur compétence et leurs apports potentiels à leur passion, cela pourrait développer la diffusion commerciale de ces films dans plus de pays. Par exemple, ces spectateurs-amateurs pourraient être encouragés (comme cela se fait de façon spontanée pour les séries) à écrire et traduire les sous-titres des films en de nombreuses langues, et faire connaître les films dans d’autres cultures. Ce qui pourrait, ensuite, susciter rétrospectives, sorties salles, expositions, publications…
- On voit que bien des synergies interdisciplinaires sont possibles pour développer l’économie de la création audiovisuelle, en s’appuyant sur les spectateurs. Ce qui demande d’abord de les écouter.
Écouter, comprendre, respecter et engager les spectateurs
- Derrière les questions artistico-juridico-économiques se logent, comme toujours, des visions du monde, des façons d’envisager la « politique de la relation ». L’écoute, la compréhension, le respect de l’autre, puis la proposition d’engagement, ce « cadre » qui permet un échange constructif pour tous, doit venir à mon sens de ceux qui proposent. Ceux qui reçoivent n’ont pas à être dominés, mais à être écoutés et respectés. S’ils ont des usages nouveaux du fait des nouvelles technologies, au lieu de prendre peur et de chercher à les punir et les culpabiliser, on peut choisir de se remettre en question. C’est l’occasion d’évoluer et de travailler à une pérennité à long terme d’une culture financée, vivante et renouvelée.
- Qu’est-ce que le « cadre » ? Le cadre, ce n’est pas la soumission des uns aux autres dans des règles coercitives. Le cadre qui permet le développement de chacun, c’est un espace de confiance, qui se construit grâce à des règles du jeu saines et partagées, car discutées et questionnées. Rappelez-vous : dans les jeux de notre enfance, on passait plus de temps à dialoguer pour établir les règles du jeu qu’à jouer. Car les enfants sont en train de se construire. Je pense qu’il ne faudrait jamais arrêter de se construire. C’est une éthique.
A mon avis, l’économie de la culture, si elle veut être en cohérence avec les valeurs d’émancipation que contiennent les objets culturels qu’elle promeut et vend, doit s’articuler autour d’une éthique humaniste. C’est à dire construite autour de l’écoute et du respect de l’autre, quand bien même cet autre nous est étranger, nous inquiète, nous déstabilise… L’autre nous apporte toujours une occasion de nous remettre en question, d’évoluer, d’avancer, de construire. Ce n’est jamais confortable. Ce qui est tout à fait en écho avec l’enrichissement que nous recevons des œuvres, dont l’altérité parfois nous bouscule, nous ravit, et toujours nous fait grandir.
Merci à Jean-Yves de Lépinay pour sa relecture attentive.
Article aussi publié dans l’Ecran de la FFCV (mars 2022).
- Projet de loi de Licence globale 2013
- Rapport de Denis Olivennes (2007) source de la loi Hadopi
- Rapport d’activité Hadopi 2019
- Rapport d’information du Sénat sur Hadopi (2019)
- Dépliant Hadopi
- Loi Hadopi
- « Le Monde » : Des amendes pour les pirates du cinéma (avril 2021)
- « L’auteur et l’acte de création » : Rapport de Bruno Racine (2020)
- « Eléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées » (La Quadrature du net, 2012)