« La longue traîne » : la diversité culturelle à l’heure du numérique

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« La longue traîne » est l’un des concepts essentiels de l’économie sur Internet. Contrairement à l’idée reçue, sur Internet c’est la très grande diversité d’une myriade d’œuvres confidentielles qui produit une part essentielle des revenus, et ce sur la très longue durée. Quelles sont les clés de ce concept et quelles inspirations peut-on y trouver pour les projets et politiques culturelles ?

La longue traîne, un nouveau modèle économique

En 2004, Chris Anderson, alors rédacteur en chef de la revue Wired, a proposé dans un article le concept de « longue traîne », appliqué à l’économie sur Internet. En 2006, il en a publié un livre, « La longue traîne », qui est rapidement devenu une référence pour la création de marchés sur Internet.

Pour illustrer son idée de façon simpliste, il compare le fonctionnement d’une librairie physique et d’une librairie en ligne. Pour simplifier encore, comparons en 1996, au tout début du web, l’activité de vente de livres de la Fnac, qui n’avait pas encore de site Internet, et d’Amazon, nouvelle librairie exclusivement en ligne, qui venait d’ouvrir.

À la Fnac, comme dans toutes les libraires physiques, le fonctionnement du Chiffre d’Affaires (c’est à dire l’ensemble des recettes) obéit à la règle des 80/20 :

  • 20% des ouvrages (les nouveautés et les best-sellers) produisent 80% du Chiffre d’Affaires.
  • Et les 80% des ouvrages restant en rayon ne produisent que 20% du Chiffre d’Affaires.

Ceci est tout à fait normal. Prenons un exemple : un livre de poésie, dont il s’est vendu 3 exemplaires en un an à la Fnac Montparnasse à Paris. À la rentrée littéraire, lorsqu’il faut accueillir les nouveaux livres (67 000 nouveautés par an), les rayonnages n’étant pas extensibles, il faut faire de la place pour que les nouveaux livres de poésie puissent rencontrer leurs éventuels acheteurs. Ainsi, le beau livre de poésie qui ne s’est vendu qu’à 3 exemplaires devra laisser sa place à un autre. Il n’y a aucune mauvaise volonté de la part de la librairie, c’est juste que l’espace dans les rayonnages est limité. Alors, bien-sûr, on peut commander le livre… Encore faut-il connaître son existence, et comment le peut-on, puisqu’il n’est plus en rayon ? (je le rappelle, cet exemple est pris en 1996, avant que la Fnac n’ait de site Internet)

Passons au même livre vendu sur Amazon, en 1996 aussi : Amazon n’était alors qu’une plateforme de vente, sans entrepôts ni rayonnages. Vous l’avez remarqué s’il vous est arrivé d’y commander un livre : régulièrement il vous est envoyé directement par l’éditeur, non pas par Amazon. Amazon n’avait aucun rayonnage, donc aucune limite de stock. Ainsi, Amazon ne retirera jamais le « petit » livre de poésie des résultats de recherche et des recommandations et mises en relation avec d’autres contenus : il reste toujours en rayon. Et pour conclure sur cet exemple, à dessein simpliste : sur Amazon, le même livre aura été vendu pendant au moins 10 ans, soit 30 exemplaires au total, alors qu’à la Fnac il ne s’en sera vendu que 3 exemplaires en tout et pour tout.

Sur Internet, le fonctionnement du Chiffre d’Affaires est donc le suivant :

  • Les nouveautés et les best-sellers produisent 50% du Chiffre d’Affaires.
  • Tout le reste, la myriade immense d’ouvrages qui se vendent chacun à très peu d’exemplaires mais qui sont extrêmement nombreux, produisent aussi 50% du Chiffre d’Affaires : c’est la « longue traîne ».

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La « longue traîne » est cette différence économique, majeure, entre la vente en boutique et la vente en ligne : en ligne, l’immensité des « petites choses » représente une part essentielle (50%) du chiffre des ventes. Cela change tout, car on donne leur pleine et entière valeur à toutes ces « petites » choses, qui par le passé étaient économiquement bien moins importantes que les « grosses ».

Diversité et longue durée

C’est du fait de la longue traîne que nombre d’entreprises du web cultivent la diversité et la longue durée dans leurs pratiques. C’est logique, car c’est ce qui produit la moitié de leurs recettes ! Ce qu’on appelle le « big data », par exemple, est pétri de longue traîne. Le « big data » permet l’hyperpersonnalisation, l’hyperspécificité des propositions aux « clients », qui vont gagner en valeur au fil du temps long. Dans le champ de l’audiovisuel par exemple, YouTube, Netflix ou TikTok travaillent chacun à leur manière leur marketing algorithmique personnalisé autant pour construire les succès du présent que pour nourrir des audiences modestes, mais fort nombreuses, dans la longue durée.

Inspirations pour les projets culturels

Ce concept d’enrichissement par la culture de la diversité dans la longue durée, qui est si efficace économiquement, si on essayait aussi d’en percevoir la pertinence pour des actions et projets qui ne soient pas commerçants, mais culturels ? Ce soin à la diversité des expressions, dans un temps long, me semble être une véritable perspective pour la démocratie culturelle. Cela m’invite à partager quelques pistes de réflexion et de travail, de façon très synthétique (chacune mériterait d’être approfondie dans les détails) :

  • Fonder un patrimoine numérique : Documenter les actions culturelles en photo, vidéo, textes, et mettre ces contenus en ligne, pour qu’ils puissent être réapropriés et diffusés par les participants. L’impact du projet en sera plus profond. Idéalement, ces contenus sont produits par les participants, grâce à un encadrement. Cette documentation et son partage font partie intégrante de l’action culturelle. La mise en ligne se fait dans des espaces web non marchands et pérennes. La responsabilité de la disponibilité en ligne de ces données sur le long terme nous incombe.
  • Créer des médias : Créer des médias, spécifiques et locaux, hébergés en France. Arrêter d’utiliser les services des multinationales américaines. Elles sont pratiques et faciles de prime abord, mais n’offrent aucune garantie ni maîtrise concrète des contenus. Avec ces plateformes, on n’est plus dépositaire de son propre patrimoine. Le petit travail supplémentaire pour la construction d’un hébergement maîtrisé et la responsabilité d’en assumer la sauvegarde de façon régulière change tout : cela nous garantit l’existence dans la longue durée. Il faut devenir responsable de ses données pour que la longue traîne puisse apporter ses bénéfices. Par ailleurs, travailler l’éditorialisation, de façon participative, et la diffusion locale de ces médias. Des outils libres comme SPIP ou WordPress permettent de créer des sites web facilement, qui seront bien indexés.
  • Envisager les projets dans la longue durée : En se centrant sur les enjeux du bénéficiaire et non pas sur les enjeux institutionnels de la structure (sociale, éducative ou culturelle), travailler sur le parcours de chaque personne, sur plusieurs années. Défendre cette approche dans les cadres de financements (qui sont trop souvent orientés vers des projets ponctuels), mettre en place des données de suivi (respectueuses des droits, dans le cadre du RGPD), afin de pouvoir commencer à structurer l’action culturelle dans une démarche « centrée utilisateur », comme on le formule dans le domaine du design.
  • Ne pas juger négativement les petites quantités : Peu de participants ? Peu de public au spectacle, à l’exposition ou à la restitution ? Envisager la valeur qualitative de ce qui s’est passé. Travailler à produire des traces de ces moments, valorisées en ligne et en physique (affichage de photos par exemple). Au fil des ans, par leur existence en ligne, ces productions éditorialisées pourront recueillir au total un grand nombre de visites, et surtout contribueront pleinement au « récit psychosocial partagé dans un territoire », qui est la finalité des actions culturelles. Mettre sa confiance dans la durée, dès lors qu’on travaille à faire exister des traces des actions dans la « longue traîne ». Et collecter les coordonnées des participants, afin de se donner les moyens de poursuivre un lien direct, qualitatif, donc durable.
  • Ne pas chercher à être consensuel : Ce qui invite à l’engagement, ce sont des contenus spécifiques, exigeants, « pointus », profonds et non consensuels. Exemples : le cinéma expérimental soviétique des années 1920, la musique baroque anglaise de la fin du XVIe Siècle jouée sur instruments anciens, etc. Plus les contenus seront spécifiques et plus ils auront la capacité de fédérer des communautés fortes, « adhérentes » comme on peut dire dans le jargon du marketing. Ne plus jamais vouloir « toucher le plus grand nombre », car c’est un mythe qui n’existe pas, et qui nivelle la qualité des propositions vers le bas. Comme le dit Chris Anderson : « Avant, il y avait un marché de masse, aujourd’hui, il y a une masse de niches ».
  • Faire confiance aux contenus : Mettre la plus grande exigence dans les processus de production des contenus (qu’ils soient amateurs ou professionnels), mais surtout ne plus se poser en « juge » de leur « qualité ». En effet, si on n’est pas dans la petite communauté passionnée par ce type de contenu, on n’a strictement aucun critère pertinent de jugement. La seule chose dont on peut juger, et dont on est responsable, c’est de la qualité du processus de production, de diffusion et de conservation. Pour le contenu, faire confiance, ne plus juger, ne plus croire qu’on « sait » ce qui est bien. Et même si ces contenus semblent « ne pas marcher », ne pas recueillir beaucoup d’audience, eh bien faisons leur confiance, laissons les vivre, et reparlons-en dans 10 ans.
  • Prendre des risques : Idée qui découle de la précédente. Sans prise de risque, il n’y aucune chance de construire quelque chose qui soit vraiment intéressant. Comment savoir qu’on prend un risque ? On le ressent : on craint que ça déplaise à certains, on se demande si on ne va pas être incriminé pour avoir soutenu ce projet auquel on ne comprend pas tout : ce sont d’excellents signes ! Les signes qu’il n’y a pas encore de critères, donc que c’est nouveau et singulier. Écouter ces signes, prendre ce risque, sont gages de l’importance du sujet et de son apport potentiel, si on lui en laisse le temps, bien-sûr.
  • Travailler le référencement naturel avec la plus grande attention : Pour qu’un contenu puisse exister dans la longue durée sur Internet, il doit être accompagné de textes qui le décrivent, de la façon la plus détaillée possible, afin qu’il puisse être référencé et mis en relation, dans la durée, par les algorithmes d’indexation, de recherche et de recommandations. Intégrer la dimension éditoriale dans les projets, qu’ils soient des propositions culturelles ou des actions culturelles : faire écrire les participants.
  • Faire confiance aux usagers : On ne peut pas savoir ce que les personnes vont faire avec les contenus que nous leur rendons disponibles. Cela leur appartient et c’est très bien. Notre responsabilité consiste à mettre ces contenus à disposition dans le temps, pas à chercher à maîtriser l’usage qui va en être fait. Notre devoir citoyen, puisqu’il s’agit d’argent public dans une démocratie, est de donner des outils à la liberté, dont chacun fera son propre usage. Ainsi, ce que l’on offre, ce sont des outils d’émancipation, bref, une politique culturelle digne de ce nom.

PS : La longue traîne a ses détracteurs, qui disent que c’est une hypocrisie du capitalisme, que ça « ne marche pas », etc. La longue traîne ne « marchera » et ne produira ses effets bénéfiques que si on la cultive, qu’on en mesure l’importance et qu’on intègre cette notion dans nos méthodes de travail, qui peuvent en être profondément bouleversées (cf. le concept de disruption).

  • Benoit Labourdette

Lien vers l’article en ligne :

https://www.benoitlabourdette.com/ressources/politiques-culturelles-et-revolution-numerique/la-long ue-traine-la-diversite-culturelle-a-l-heure-du-numerique?lang=fr

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