Mamie Jeanne et la poubelle à puce

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Mamie Jeanne est toute petite, le visage ridé, illuminé par des yeux bleus, très clairs, presque transparents. Elle est douce, timide mais déterminée. Il y a peu de temps encore, on la voyait trottiner dans les rues du village.

Mamie Jeanne est écolo sans le savoir. Elle achète peu et c’est sur le marché qu’elle prend ses fruits, ses légumes et son fromage, le reste elle le trouve à l’épicerie d’à côté.

Quand elle habitait encore la ferme, en haut, elle avait un petit jardin potager où elle faisait pousser tous les légumes dont elle avait besoin. Mamie Jeanne faisait ses conserves et ses confitures et on tuait le cochon. Mamie Jeanne ne produisait pas de déchets. S’il y avait des restes, les poules et les chiens s’enchargeaient. Et il y avait le tas de fumier. C’était une autre époque !

Mamie Jeanne a dû quitter sa ferme, il y a 10 ans déjà. C’était devenu trop compliqué et ses enfants lui avaient dit : « On va t’installer au bourg, tu verras, ce sera mieux pour toi ». Petit à petit, elle avait trouvé de nouveaux repères et de nouvelles amies.

Et puis il y a eu cette histoire de poubelles à puce.

Tout le monde en parlait, tout le monde donnait son avis.

Des puces, sur des poubelles, quelle invention ! Cela avait mis le monde à l’envers .

Alors Mamie Jeanne avait fait son choix : ces poubelles à puce, elle n’en voulait pas. Elle n’en avait pasbesoin. Elle se passait bien déjà de lave-vaisselle, de robot mixer et de carte bleue.

Elle irait porter ses journaux, son baril de lessive aux colonnes de tri, installées à 600 mètres de chez elle. Ça la ferait marcher un peu. Et pour le reste, il y avait un « truc à carte » pas trop loin.

Et puis, un jour, il y a 3 ans, elle a dû se résigner. Elle a pris son courage à deux mains, et d’une petite voix fluette, Mamie Jeanne a téléphoné au Sictom pour commander une poubelle à puce. « J’en voudrais une toute petite, pour pouvoir la bouger et pour pas payer trop cher ». On lui a répondu que pour l’instant la Tarification Incitative n’avait pas encore commencé et que le prix n’allait pas changer. Qu’est-ce que cela voulait bien dire ?

Mamie Jeanne n’a pas vraiment tout compris mais moins d’un mois plus tard, M. le Maire est venu lui apporter sa petite poubelle individuelle, à puce, et , à sa surprise, avec une clé. M. le Maire lui a dit, un large sourire rayonnant sur son visage rond : « Je suis content que vous vous soyez enfin décidée, Mamie Jeanne, vous verrez, ce sera mieux pour vous. C’est facile, vous n’aurez qu’à laisser votre poubelle dehors, et bien la fermer à clé. Cette poubelle, c’est pour y mettre vos ordures, pas celles de vos voisins. Quand elle sera pleine, vous n’aurez qu’à fixer au-dessus du couvercle ce petit fanion orange et le camion la videra. De toute façon, tout le monde y viendra à prendre cette poubelle à puce, ce sera plus ou moins long. C’est l’avenir. ». Mamie Jeanne a juste dodeliné de la tête, elle sait, par sa longue expérience, que les maires, même les plus sympathiques, n’ont pas toujours raison.

Et M. le Maire de rajouter : « Vous savez, la puce, elle ne pique pas les gens, elle ne pique que dans le porte-monnaie ».

Mamie Jeanne n’a rien répondu. Ce qu’elle n’a pas dit à M. le Maire c’est que, depuis quelques temps elle a des problèmes d’incontinence et que le volume de ses déchets a augmenté. Et ces choses-là, cela ne se ditpas, surtout à son maire. Depuis 8 mois, elle a une sciatique dont elle n’arrive pas à se débarrasser, aussielle ne va plus aux colonnes de tri. Elle pourrait se faire aider, mais elle a sa petite fierté, Mamie Jeanne.

Et puis, il y a aussi le chat, ce chat qui remplit sa solitude. Elle adore écouter son ronronnement lorsqu’ilest blotti sur ses genoux. Mais ce chat, il a une litière qu’il faut jeter régulièrement. Mamie Jeanne ne vaquand même pas tuer son chat à cause d’une puce !

Et puis, il y a la soupe de légumes qu’elle se prépare, tous les soirs, comme autrefois. Mamie Jeanne ne vaquand même pas renoncer à sa bonne soupe parce qu’elle ne peut pas composter en centre bourg !

Et, cerise sur le gâteau, sa fille, qui habite à 300 km, l’a appelée la semaine dernière pour lui dire : « je t’ai inscrite pour qu’on te livre des repas à domicile deux fois par semaine. Tu verras, ce sera mieux pour toi. ».

Mieux, peut-être. Moins bon certain. Mais plus polluant, sûr et certain.

Mamie Jeanne a vu, à la télé, au reportage d’Elise Lucet, que les plateaux, dans lesquels on apporte les repas ne sont pas recyclables.

Alors depuis cette émission, Mamie Jeanne, elle qui n’en utilise que très peu, a décidé de mener la guerrecontre les plastiques. Et patatras, voilà qu’à cause de sa fille, Mamie Jeanne va contaminer la planète !

Ça commence à bien faire. Et puis il y a cette fichue clé de poubelle que le maire lui a dit de bien garder.

Elle ne la trouve jamais du premier coup. Un jour, il va falloir qu’elle paye un serrurier pour faire ouvrir sa poubelle à puce !

Et ce fanion à la noix, elle ne se rappelle plus si elle doit le relever avant ou après le passage du camion. Alors elle fait au petit bonheur la chance, 2 fois avant ou 3 fois après.

Mais le facteur vient de passer. Tiens une lettre. Mamie Jeanne l’ouvre.C’est sa deuxième facture depuis que la tarification incitative a été votée.

52 levées de sa poubelle dans l’année. Bing ! Elle doit payer 20 % de plus que l’année précédente. Mamie Jeanne vient d’être piquée par la puce !

Elle a un vertige.

Mais il reste un petit papier, au fond la boite. C’est un tract du CVD, Collectif Valorisons nos Déchets. Pour cinq euros, elle peut adhérer. Peut-être vont-ils réussir à la défendre ?

Ah ! Oui, j’allais oublier de le dire : hier, Mamie Jeanne a fêté ses 90 ans.

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