Drame et dialogue

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Drame et dialogue : les deux pôles de la relation humaine

Dès qu’il naît, l’être humain est pris dans des relations qui font de sa vie un drame interpersonnel bien plus déterminant pour lui que ne le seront jamais ses relations aux choses de la nature et à son milieu naturel. Le ciel et la mer, l’arbre et la rivière, nous n’allons les rencontrer qu’au travers de nos drames. Je n’ai compris que très tard le rôle de la scène : isoler le drame des relations de tout le milieu naturel qui finalement peut se réduire à n’être pour nos vies qu’un décor. Le véritable milieu de l’être humain, ce sont les autres. L’écologie des êtres humains tient aux drames qu’ils se jouent.

Chacun a un théâtre intérieur, avec un ensemble de rôles tout prêts qu’il suffira de distribuer aux personnes qui se présentent dans la vie. Chacun ne peut raconter son histoire qu’à travers cette distribution et selon un drame écrit d’avance en lui, qu’il se joue et se rejoue. Chacun est un génie qui parvient, quelles que soient les circonstances, à faire entrer chaque relation qu’il lui est donné de vivre, au prix parfois des distorsions les plus grandes, dans sa galerie de personnages et dans son drame déjà écrit.

Ce schème dramatique, qui porte sur chacun son empreinte propre comme la marque que dessine le fer rouge sur l’épaule du taureau, d’où nous tombe-t-il ? Certains pourront dire qu’il est le karma d’une vie antérieure ; d’autres y verront notre inscription dans une histoire généalogique qui continue de s’écrire à travers nous sans que nous la sachions ; d’autres enfin, plus réducteurs, tenteront de le voir se former dans les premiers mois de notre vie, et notamment dans cette relation première à la mère. Quoi qu’il en soit, il pèse bien sur nous comme ce que les Grecs ont nommé Diké, ce Destin dont la première prise de conscience à peu près claire a nécessité l’invention de la scène et de la tragédie.

En dehors de la scène où ils se schématisent, nous vivons nos drames d’une manière bien plus confuse dans chacune de nos relations. Nos histoires sont parfaitement irréciproques, car sur les mêmes faits, les mêmes événements, les mêmes comportements tombent, de part et d’autre, des récits antithétiques et irréconciliables, chaque partenaire de la relation ayant à jouer son propre drame. Il peut cependant arriver, mais rarement, qu’un dialogue soit suffisant pour déjouer en chacun les puissances dramatiques et laisser les partenaires nus des projections imaginaires dont le plus souvent il est la surface réfléchissante. Peu après qu’ils aient inventé la tragédie, les Grecs ont inventé le dialogue, qu’ils ont nommé philosophie, et ont ainsi eu le génie indépassable de façonner deux vases dont l’un se remplit au fur et à mesure que l’autre se vide, et inversement. La beauté de drame tragique, source de notre musique et de notre poésie, tient à la jouissance insurpassable, au charme magique que nous procure la répétition sans fin de notre théâtre intérieur. Ce que le dialogue déçoit, dans son cheminement analytique à travers les sciences humaines, et ce qu’il désenchante en nos vies, il nous le paie, en contrepartie, d’un éclat de vérité. La connaissance ouvre accès à une autre beauté, celle de contempler les lois qui nous régissent. C’est une beauté défaite de tout charme, de tout pouvoir captivant : une beauté lumineuse et libératrice.

Les grands schèmes de la dramatique humaine, avant d’être retrouvés par la psychanalyse, ont été très précisément repérés dans l’histoire du théâtre. Le répertoire est une clinique où les personnages nous arrachent nos secrets les plus intimes et les portent sous les feux de la rampe. Ce qu’aujourd’hui commence à faire la « toile », au travers de nos personnages cybernétiques, avatars révélateurs de nos drames, c’est d’ouvrir une autre scène. Si la clinique qu’est le théâtre peut sembler préhistorique par rapport à la psychanalyse qui a su définir scientifiquement nos structures psychiques, la clinique cybernétique peut être dite post-historique par rapport à la même psychanalyse.

L’enjeu, cependant, me paraît tenir en la place qui peut pourra être faite, ou pas, au dialogue véritable dans la cybernétique. Au travers des avatars de la second life, que va-t-on pouvoir observer d’autre que ce qu’on connaît déjà. On y verra la distribution paranoïaque du drame, avec ses bons objets, ses objets maîtres, et mauvais objet, manipulateurs et persécuteurs. On y verra la distribution masochiste avec le sacrifice érigé en jouissance. On y verra la dramatique sadique et ses plaisirs inavouables, les stratégies habituelles de la fuite hystérique et celles de la transgression perverse. Bref, tout le vieux théâtre des relations humaines. Mais à la seconde scène de la second life, quel pendant dialogique pour que les partenaires des drames irréciproques puissent accéder à la réciprocité de l’échange, dans sa justesse et sa justice ?

Jean-Marc Ghitti, écrivain, http://jean-marc-ghitti.jimdo.com/

 

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